Installé avec sa femme Christiane en Tanzanie depuis 1988 Gérard Bruno assiste à la déforestation progressive du pays et décide d’agir à travers des micro-projets consistant à planter des arbres sur différents sites, tout en tentant de sensibiliser la population aux enjeux écologiques. Il nous raconte cette singulière épopée. Interview.

D’où vient ton intérêt pour la forêt Tanzanienne? Quel a été le déclic?
Cela s’est passé au moment où nous avons décidé que nous allions utiliser des instruments de musique traditionnels et que j’ai voulu les fabriquer. Ce qui nous contrariait, c’est que nous allions être obligés de couper des arbres. Nous sommes allés dans la forêt et il y avait là des pièces de bois jetées partout, certaines brûlaient. Cela a été le déclic, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait un problème écologique, un énorme gaspillage. Du coup, c’est devenu un autre projet : il ne s’agissait plus seulement de faire des instruments de musique pour notre groupe, il fallait montrer aux gens que ce qu’ils jetaient, ce qu’ils brûlaient, pouvait être utilisé.
Le reste est venu par la suite.

Comment le projet a-t-il pris forme ?
Nous étions sensibilisés par le problème, et dans le même temps, j’avais un ami qui cherchait un terrain. Or, je connaissais bien la petite localité de Kisiju qui se trouve sur la côte, à une centaine de kilomètres de Dar Es Salam. Nous y sommes allés ensemble. Son idée était de lancer un circuit touristique entre l’Ile de Mafia, Kilwa et Kisiju, Mais cela ne m’intéressait pas. Finalement il a abandonné le projet. Un jour, il m’a demandé ce que l’on pourrait faire. Je lui ai répondu :
-“On ne peut pas aider l’homme, mais on peut aider Dieu, nous n’avons qu’à planter des arbres”. Il a tout de suite été enthousiasmé. J’avais déjà récolté des graines de différentes essences, et en 2006-2007, nous avons fait les premiers essais. Nous avons planté nos premiers arbres.
Nous avons ensuite commencé un micro projet sur un autre terrain qu’il avait acheté et un troisième projet avec un autochtone.

“Depuis les années 2000, la déforestation s’accélère”

Ton constat, c’était un terrifiant phénomène de déforestation ?
Absolument. En 1996 quand nous étions dans la forêt, c’était déjà sérieux. Le problème, c’est que les bûcherons coupaient sans planification et il y avait beaucoup de perte. De tous ces rebuts abandonnés, on pouvait faire quelque chose, il fallait faire quelque chose. C’était la première constatation. Et c’est avec ces morceaux récupérés que j’ai fabriqué ma collection d’instruments de musique. J’ai ainsi eu la satisfaction de ne couper aucun arbre. Mais j’aurais aimé en sauver du feu beaucoup plus.
Ensuite, la déforestation a vraiment commencé. En 1996, cela restait artisanal, rien d’industriel, il n’y avait pas de matériel type tronçonneuse. En revanche, quand nous avons commencé à aller régulièrement à Kisiju au début des années 2000, nous avons pu observer des files de camions transportant des troncs de bois précieux que les négociants faisaient partir vers d’autres continents par containers. La déforestation s’est sévèrement intensifiée tout autour de Dar Es Saalam, puis elle s’est étendue à tout le pays.

Tu te dis donc qu’à ton humble niveau, tu peux essayer d’agir contre ce phénomène ?
Parlant couramment le swahili, je suis allé prêcher dans les villages. Je leur disais de faire attention. Je leur expliquais que les industriels sont indifférents aux conséquences de la destruction écologique car quand un commerce cesse d’être rentable, ils en envisagent un autre, ailleurs. Ce sont les locaux les grands perdants ainsi que les générations futures. Mais les villageois ne comprenaient pas forcément ce que je disais car il y avait encore, malgré tout, beaucoup de forêts. Ils ne se rendaient pas compte de la finalité, croyant les ressources inépuisables. Pour eux, la forêt avait toujours été là et elle se régénérait d’elle-même, il n’y avait pas de raison pour que cela ne continue pas.
Et pourtant c’est devenu très grave.
A chacun de mes déplacements dans le pays, je constatais l’étendue du désastre et la rapidité avec laquelle l’environnement se transformait, se dégradait. J’entendais les tronçonneuses qui abattaient de grands arbres et puis, au fur et à mesure, des arbres au dimension de plus en plus modestes. Pour laisser place au vide.

“A Kisiju, l’humidité revient, c’est un cercle vertueux”

Jeji B

Quel a été le résultat de tes premiers tests de plantations ?
Ça a été très difficile au début. Kisiju n’était pas du tout approprié. Cet endroit est le résultat d’un problème écologique antérieur. Dans les années 1950, 1960, il s’agissait encore d’une canopée, toute la côte était couverte. Mais quand j’y suis arrivé pour la première fois, en 1988, tous les arbres avaient déjà été coupés.
Pour les plantations, c’était problématique : il n’y avait pas beaucoup d’eau, les gens ne savaient pas en trouver. L’endroit était de surcroit extrêmement sec et imprégné de l’air salin puisqu’en bord de mer. Cela a donc été extrêmement difficile au départ, mais nous nous y sommes tenus et aujourd’hui nous avons une belle petite forêt. Ce que je voudrais dire, c’est que nous avons prouvé que d’un désert, on pouvait faire une forêt. A Kisiju, l’endroit où nous avons planté les ébéniers était un terrain de football sauvage, ce n’était que du sable, de la poussière, piétiné par les footballeurs depuis des années. Il n’y avait rien. Maintenant, sur deux fois la taille de ce terrain, il y a cette forêt d’ébéniers. Ce sont des arbres qui s’adaptent à de nombreux types de sols.

Cela a fait le bonheur des villageois ?
Ils sont étonnés. Ils se disent :
-“Ah oui, ce sont les “Mzungus” (les Européens) qui ont fait ça, c’est bien ! l’air est bon, l’air est frais !” A chaque fois que l’herbe a poussé, nous l’avons coupée et laissée sur le terrain. Il a commencé à se refaire. Dès qu’il commence à y avoir des arbres, l’humidité revient. C’est un cercle vertueux. Quand nous avons commencé à planter des arbres à Kisiju, nous avions une demi-bouteille d’eau à leur donner par jour, ils étaient en plein soleil, ça brûlait. Nous avons perdu beaucoup de plans, environ 2000. Au final, nous avons quand même pu prouver que c’était possible. Désormais, on ne peut pas imaginer qu’il n’y avait là que sable et poussière. Ce n’était pas le meilleur endroit, mais nous avons relevé le défi.

“Un résultat gratifiant”

Dans quels autres lieux avez-vous mené votre projet ?
Il y a deux autres endroits. Tout d’abord un terrain entre Dar es Salaam et Kisiju, et celui-ci est adapté aux plantations en tous genres. Nous avons eu instantanément de bons résultats, qui n’étaient pas comparables à ceux de Kisiju. Les arbres ont bien poussé.
Maintenant, c’est aussi une petite forêt. Le troisième lieu est à côté de Kisiju, c’est une île à marée haute, accessible à pieds à marée basse. C’était un endroit magnifique, dans la mangrove mais aujourd’hui tout a été ruiné. Nous avons mené là un projet avec le propriétaire d’un terrain.
On a planté, c’est parti en flèche, un endroit très propice .
Nous avons donc pu comparer, sur trois sites offrant des conditions différentes, le développement des mêmes essences. C’est très intéressant. Et ce qui est gratifiant, c’est que Kisiju est redevenu vert malgré les handicaps.

Quel est le futur de ce projet ?
Pour l’instant, il est en sommeil. Pourtant, à la suite des premières expérimentations, nous nous sommes dit que nous devrions le faire à plus grande échelle. J’ai commencé à prospecter, comme on le voit dans le film qui a été consacré à cette aventure. Je suis allé parler aux gens à travers la Tanzanie, dans les villages. J’ai essayé de leur proposer une alternative : protection de l’environnement, reforestation. Un projet commun avec les habitants. Mais il est sûr qu’ils sont loin de ces préoccupations. C’est déjà suffisamment difficile pour eux. Du coté gouvernemental, s’il n’y a pas d’argent à la clé, cela ne les intéresse pas. Il s’agit donc d’un projet utopiste. Je proposais de faire un sanctuaire, de protéger la forêt, d’en planter de nouvelles, et de mettre en place un endroit où les gens viendraient voir la fabrication des instruments de musique et les matériaux utilisés. Comme un parc où on va voir les animaux, ce serait un parc national de la culture et de la nature. Mais cela n’intéresse pas grand monde. Ce que nous avons fait avec nos moyens était pourtant encourageant et cela pourrait servir d’exemple. Il faudrait vraiment une action à plus grande échelle.

Propos recueilli par Jean-Michael Poliakov

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